Les personnages
Jean-Paul Sartre (Poulou): c'est à la fois le personnage, le narrateur et l'auteur de l'autobiographie. La première personne du singulier utilisée renvoie habilement en même temps à l'enfant qu'il était et au narrateur adulte qu'il est lorsqu'il écrit. La forte présence de Poulou ainsi que la connivence avec le lecteur sont fondées sur la très fine utilisation du Je. Les Mois rendent compte des souvenirs d'enfance de Sartre jusqu'à onze ans (automne 1916); c'est donc l'enfance de l'écrivain qui est surtout mise en scène pour expliquer la constitution de sa névrose, laquelle consistait à voir dans la littérature un absolu. Ce n'est qu'après le succès de La Nausée que Sartre a pu se sortir de cette «folie». Anne-Marie: il s'agit de la mère de Jean-Paul. Devenue veuve très tôt, elle est recueillie avec son fils par ses propres parents. Elle entretient avec Jean-Paul d'étroites relations, lui fait la lecture et lui fait découvrir les romans illustrés. Ils formeront un couple solidaire jusqu'à la fin de l'autobiographie, mais le remariage de la mère qui est juste évoqué dans Les Mots sera le point de départ d'une nouvelle époque. Jean-Baptiste Sartre: père de Jean-Paul, il meurt très jeune tandis que son fils est en bas âge. L'enfant n'aura aucun intérêt pour ce père dont on ne parlait jamais en famille. Il y avait de lui un portrait au-dessus de son lit mais «lorsque [s]a mère s'est remariée, le portrait a disparu». Pour Jean-Paul, l'absence du père lui a permis de jouir d'une grande liberté car le «lien de paternité est pourri». Charles Schweitzer (dit aussi Karl): grand-père de Jean-Paul (côté maternel), il est d'origine alsacienne et protestant. Professeur d'allemand et auteur d'un ouvrage pédagogique, il est le directeur de l'Institut des langues vivantes: c'est un représentant de la culture et des valeurs bourgeoises. Personnage haut en couleurs, qui ressemble à Victor Hugo, il donne à son petit-fils le goût de la grande culture et sera à l'origine de la constitution de la névrose de Jean-Paul. C'est un personnage traité le plus souvent dans une optique burlesque par le narrateur. Louise: épouse de Charles Schweitzer, elle est issue d'un milieu catholique. Pour le petit Jean-Paul, Karl et Louise forment un couple qu'il appelle «Karlémami». Elle est présentée comme l'antithèse constante de son mari. M. Simonnot: collaborateur du grand-père Charles à l'Institut des langues vivantes. Personnage dont le sérieux excessif est tourné en dérision par le narrateur. Mme Picard: amie de la famille. Elle prédit que le petit Jean-Paul deviendra écrivain. Nizan: ce personnage fait son entrée à la fin du texte, mais il s'agit d'une entrée remarquée. Il ressemble à un jeune camarade de Jean-Paul qui vient de mourir et il apparaît donc dans la salle de classe comme un revenant. Il est apparu auparavant dans l'oeuvre lorsque le narrateur évoque l'époque de l'École normale, et cette apparition avait déjà eu lieu dans un contexte lié à la mort. Dans cette autobiographie, limitée assez strictement aux souvenirs de l'enfance, Sartre n'évoque que peu de personnages: l'enfant n'a pas vraiment pu se tisser un large réseau de connaissances. Néanmoins, on peut remarquer que diverses oppositions permettent de rendre compte des membres de la famille; on sait, par exemple, que Louise et Charles sont rigoureusement antithétiques: «Cette femme vive et malicieuse mais froide pensait droit et mal, parce que son mari pensait bien et de travers; parce qu'il était menteur et crédule, elle doutait de tout. Entourée de vertueux comédiens, elle avait pris en haine la comédie et la vertu». Au centre de la famille se trouvent ainsi le principe et sa contestation muette. Quant à Jean-Paul et sa mère, ils forment un couple d'abord dans un rapport de frère et sœur: ce sont les «enfants». Plus tard, ce couple devient plus problématique dans la mesure où il doit affronter la réalité du désir; cette découverte du désir par l'enfant annonce la véritable séparation d'avec la mère et sans doute aussi le remariage prochain de celle-ci. On peut aussi observer que les personnages de la famille s'opposent aux autres personnages extérieurs à celle-ci (amis, instituteurs). Si l'espace familial est constamment présent, incarné par le grand-père et la mère, les personnages extérieurs apparaissent de manière discontinue; ils ont soit un caractère épisodique, soit un caractère itératif (Mme Picard, M. Simonnot); dans ce cas leurs apparitions tendent vers le comique. Une autre opposition permettrait de rendre compte de l'univers des adultes et de celui des enfants, des camarades de Poulou. Cette opposition se fait jour très tard dans le texte, tandis que le personnage du grand-père a déjà commencé à s'effacer, mais elle survient en donnant à Jean-Paul les moyens de conquérir une authenticité: «En famille, je continuai de singer l'homme. Mais les enfants entre eux détestent l'enfantillage: ce sont des hommes pour de vrai...: je me lavais de la comédie familiale». Un autre critère, de type ironique, permet de lire certains personnages. Ainsi M. Simonnot qui est à l'évidence une pure caricature du vide intérieur, est présenté avec une plénitude et une densité qui ressortit à l'antiphrase («massif granitique», «cette statue, ce bloc monolithique». En revanche, Mme Picard se présente comme la pythie qui a finalement raison en face des discours et dispositions du grand-père: «Mme Picard voulut être la première à découvrir le signe que je portais au front. "Ce petit écrira!" dit-elle avec conviction». Mais, chez elle, se nouent de façon paradoxale la justesse de la vision supérieure et l'ordre de l'obscène: «quand on m'annonçait sa venue, dit le petit Jean-Paul, je me sentais du génie: j'ai rêvé qu'elle perdait ses jupes et que je voyais son derrière, ce qui était une façon de rendre hommage à sa spiritualité".
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